
Extra-Ordinaire Aline
« Lire, c’est boire et manger. L’esprit qui ne lit pas, disait Victor Hugo, maigrit comme le corps qui ne mange pas… »
Septembre 1971. Dans une classe primaire de la région parisienne, une petite fille tremblante rend sa dictée criblée de fautes d’orthographe à une institutrice digne de la demoiselle acariâtre qu’Yves Robert avait merveilleusement campée dans « La Gloire de mon père ». Aussi sèche et désagréable que cette pauvre Mademoiselle Guimard, qui refusait que l’un de ses élèves ne soit pas au même rythme que les autres, Madame Dupont reçoit le cahier les lèvres pincées : « Qu’est-ce que tu vas devenir ma pauvre fille ? Tu finiras illettrée ! » Au début du siècle, le petit Marcel Pagnol était coupable d’en savoir trop, et ce jour là, Aline est jugée « coupable » de ne pas savoir…
Une petite phrase, une petite phrase de trop dont l’enfant ne comprend pas précisément le sens, mais dont le ton décourage durablement ses efforts. Aline n’a que dix ans : la brutalité des adultes fait déjà partie de son quotidien difficile, et l’école est un cauchemar persistant dont elle veut s’extraire au plus vite. « Illettrée » est un mot dont elle ne connait pas la signification, mais elle devine une insulte, un mépris, un rejet. De ces huit années sur les bancs de la classe, Aline garde le sentiment qu’elle n’est pas à la hauteur, que pour avancer dans sa vie, il faut se faire «toute petite», comme pour éviter d’être remarquée par un instituteur aigri.
Invisible aux yeux du monde…
Le temps passe, et Aline s’affaire dans les couloirs de l’hôpital ; discrète, travailleuse et toujours soucieuse d’accomplir ses tâches avec le plus grand soin, elle déploie des trésors d’imagination pour dissimuler la prophétie malheureuse de son ancienne maîtresse d’école : c’est un fait, elle est illettrée et déchiffrer les menus d’une diététicienne à l’écriture de médecin, c’est « mission impossible » ! Malgré toute sa bonne volonté, elle se trompe parfois en distribuant les plateaux repas, et tremble chaque jour à l’idée qu’un patient puisse être affecté par l’une de ses erreurs. Durant quatorze ans, sa responsable de service, sans doute trop sotte et bien incapable d’empathie envers une subalterne qui ne l’intéresse pas, lui dira publiquement qu’elle est « trop bête, trop nulle et qu’elle ne sait pas lire… »
Malgré cela, Aline est appréciée : toujours à l’heure, souriante malgré le stress qui la ronge sans répit, elle effectue son travail remarquablement, si bien qu’au fil du temps, on lui propose de progresser, de changer de service…Une promotion qui s’apparente à un cauchemar supplémentaire pour celle qui doit trouver de nouvelles marques, découvrir de nouveaux protocoles, sans jamais parvenir à les déchiffrer du premier coup d’œil !
A ses enfants, Aline « lit » des livres en donnant vie aux pages qu’elle tourne : elle raconte les images, joue les dialogues qu’elle invente, et tente même d’apprendre à lire avec eux lorsqu’ils passent au CP. Mais ils vont trop vite pour elle et leurs progrès dépassent les siens, inexorablement.
Pour contourner l’épreuve des « mots » laissés sur leur cahier par la maîtresse, elle discute avec elle à la sortie des classes, transmet à son mari les formulaires trop compliqués à remplir… après tout, elle fait déjà tant de choses chez elle !
A l’hôpital, elle glisse dans sa poche les feuilles de commande sur lesquelles figure le nom des ingrédients qu’elle va devoir utiliser le lendemain, et jusque tard dans la nuit, mémorise leur orthographe comme on prend une photo.
Après des heures à regarder les diapositives la mettant en situation à l’auto-école, elle décroche son code de la route ; à plusieurs reprises, la mine sévère de l’inspecteur lui fait perdre ses moyens lors de l’examen de conduite mais à force de ténacité, un jour elle y parvient !
Aujourd’hui…, ou jamais !
Les mois passent, et l’idée qu’elle ne peut plus continuer ainsi, qu’elle veut apprendre à lire et à écrire se fait plus insistante. A plusieurs reprises, elle demande, elle explique qu’elle aimerait progresser, reprendre une formation, mais sans jamais oser dire qu’elle est illettrée, par peur de perdre son travail. C’est un vrai parcours du combattant qui se termine toujours devant le mur infranchissable d’un refus : « une formation ? Mais pourquoi faire ? Vous n’en avez pas besoin ! »
Et puis, il y a cette journée un peu spéciale : ce matin, où Aline se lève en sachant qu’elle ne sortira pas du bureau de sa directrice des ressources humaines sans une réponse positive, et qu’enfin sa demande d’apprendre à lire et à écrire sera entendue.
Une nouvelle course d’obstacles s’offre à elle, mais aujourd’hui elle est là : toujours souriante, parfaitement maquillée et vêtue d’un élégant tailleur sombre, elle me demande à quel nom elle doit dédicacer son livre !
A l’heure où ses anciens collègues de travail partent à la retraite, Aline s’offre une deuxième carrière. C’est un cadeau qu’elle se fait à elle-même, mais surtout à tous ceux qu’elle rencontre : ses yeux nous disent que nos rêves sont à portée de notre volonté, qu’il faut « seulement » ne rien lâcher !
Parce qu’il n’est jamais trop tard !
Anorexique de mots bien malgré elle, Aline faisait partie de ces 76 millions de femmes à travers le monde, qui ne savent ni lire, ni écrire. Comme elles, elle a connu la violence et le mépris que ce handicap caché engendrait dans son cercle familial et professionnel ; aujourd’hui, par son témoignage elle braque les projecteurs sur la vie de toutes ces femmes invisibles et, sans aucune prétention, nous donne une leçon de vie et d’espérance.
Devenue la nouvelle égérie de Lancôme, elle prête son visage lumineux au programme de la marque « Write her futur » destiné à lutter contre l’illettrisme des femmes à travers le monde.
Invitée à travers la France entière par des associations engagées dans ce même combat, Aline Le Guluche nous partage en toute simplicité son parcours extraordinaire : « J’ai appris à lire à 50 ans », publié aux éditions Prisma, est une bouffée d’air qui nous redonne l’espérance face à un fléau qui recommence à gagner du terrain.
Comme pour convaincre nos mines dubitatives que « c’est possible », elle réitère avec un deuxième ouvrage « Mon combat contre l’illettrisme » : la petite fille tremblante devant une consigne d’exercice de grammaire a non seulement appris à lire, mais elle a aussi écrit deux livres dans lesquels elle rappelle que nous sommes tous capables, que nous avons tous de la valeur, quels que soient nos manques et nos difficultés !
De toute évidence, voici une femme « Extra-Ordinaire » à lire et à rencontrer !