
L’étoile du Petit Prince
« Derrière chaque grand homme, il y a une femme »… Le dicton attribué à Talleyrand est bien connu, au point qu’il pourrait sembler un brin poussif, et cependant : pour entamer notre voyage à travers des constellations de femmes plus extraordinaires les unes que les autres, je vous propose d’aller à la rencontre d’une étoile qui a choisi de briller pour mieux en éclairer une autre : Marie de Fonscolombe fut cet astre exceptionnel sans lequel nous n’aurions sans doute jamais eu «Le petit Prince».
Témoin et actrice du formidable bouleversement sociétal qui transforma profondément le XXème siècle, Marie grandit dans un domaine provençal empli de tendresse familiale, de douceurs de vivre et de traditions : c’est une petite demoiselle tout droit sortie du « château de ma Mère » qui goûte ses premières années de vie dans le respect des codes et des coutumes en vigueur au sein d’une noblesse laborieuse. Adepte des principes de Saint Simon et soucieux d’éveiller l’intelligence de sa fille autant que celle de ses frères, son père, Charles Boyer de Fonscolombe, lui permet d’étudier et de développer ses nombreux talents artistiques : éducation d’une modernité saisissante au terme d’un XIXème siècle parfois bien étriqué, et dont notre époque en mal de repères ferait bien s’inspirer !
A ses onze ans, la vie de Marie bascule lorsqu’elle quitte le beau domaine de la Mole pour rejoindre la résidence d’hiver de l’une de ses grand-tantes, Madame de Tricaud, qui tient l’un des salons les plus recherchés de Lyon. Au pensionnat religieux dans lequel elle peine à s’habituer, Mère Ange la tire de ses nuages et lui propose de dessiner son rêve : au crayon de papier, Marie esquisse la silhouette d’un mouton… Le même qu’un petit prince, des années plus tard, réclamera à un pilote échoué au cœur d’un désert brûlant !
Lorsqu’elle atteint ses vingt ans, sa fameuse tante Madame de Tricaud songe à la marier et brûlant les étapes, la pousse dans les bras d’un jeune homme peu enclin à quitter son célibat : Jean de Saint Exupéry consentira finalement à épouser cette jeune fille charmante, mais il gardera toujours une distance avec Marie, bien plus éprise que lui. En six ans, cinq enfants verront le jour au sein du foyer.
Au printemps 1904, alors que les deux époux ont passé quelques jours à Paris, Jean ouvre des yeux nouveaux sur la ravissante jeune femme qui dessine à ses côtés, dans le train qui les ramène sur les bords de la Méditerranée : une lueur d’amour et d’admiration éclaire le regard complice qu’il échange avec Marie. Mais quelques minutes plus tard, le bonheur à peine effleuré, Jean de Saint-Exupéry s’effondre à la descente du train, laissant son épouse de vingt-huit ans veuve avec ses cinq enfants.
Femme de cœur, femme de tête.
Commence alors une nouvelle vie pour la jeune femme brutalement privée d’une existence qui se profilait confortable et sans heurt. Elle est déchirée, assaillie par de multiples craintes, mais elle tient son cap : ses enfants sont toute sa vie, et le monde qu’elle veut construire va forcément tourner autour d’eux
Animée d’une puissance d’amour incroyable, elle n’aura de cesse de les entourer de sa tendresse, de les pousser, parfois même avec fermeté, vers leur propre existence : elle ne les aime pas pour elle, elle les aime pour eux ! Elle les accompagne jusqu’au bout, éveillant leur intelligence et suscitant leurs talents, bien peu soucieuse du qu’en dira-t-on . Lorsqu’Antoine lui soumet le manuscrit de « Courrier Sud », elle fait taire ses angoisses de le voir piloter à l’autre bout du monde, et dépouillée d’elle-même, ne pense plus qu’à lui :
Je ne regrette plus que tu aies choisi de vivre dangereusement entre la terre et les étoiles puisque cet univers fait de toi, non seulement un pionnier de la ligne, mais un écrivain doublé d’un poète…
Par son exemple, plus encore que par ses conseils, elle forge leur caractère, acceptant aussi l’éloignement lorsqu’il est nécessaire pour leur éducation. Pour eux, elle va même renoncer à un immense amour, à celui qui foudroie deux âmes sœurs lorsqu’elles éprouvent le même sentiment fait de communion intellectuelle, artistique et spirituelle … Le sculpteur de « l’homme aux bras tendus » qui l’a bouleversé lors d’une exposition accepte le sacrifice demandé, mais ils ne s’oublieront jamais.
Sans relâche, elle va accompagner « ses trésors » au fil des décennies, remplissant leur cœur d’un amour inépuisable : deux d’entre eux vont mourir dans ses bras, un troisième va disparaître. Elle croit le voir réapparaître un beau matin, à travers une lettre qui s’était perdue pendant un an : en décachetant l’enveloppe, elle veut croire qu’il est encore vivant, qu’il va refranchir le seuil de la maison où elle l’attend depuis des mois.
« Ma petite maman, je voudrais tellement vous rassurer sur moi, et que vous receviez ma lettre. Je vais très bien. Tout à fait. Mais je suis tellement triste de ne pas vous avoir revue depuis si longtemps. Et je suis inquiet pour vous, ma vieille petite maman chérie. Que cette époque est malheureuse.
… Quand sera-t-il possible de dire qu’on les aime à ceux que l’on aime ?
Maman, embrassez-moi comme je vous embrasse du fond de mon cœur. Antoine »
La dernière phrase est impérative, illustration parfaite de la relation fusionnelle que « Tonio » et sa mère auront entretenu pendant quarante-quatre ans. Alors Marie comprend, elle sait : ce fils tant aimé n’est plus. Elle aurait pu sombrer et se lamenter sur son enfant mort… Pourtant, le temps du deuil passé, elle se relève, consacrant sa vie à mettre en lumière l’œuvre de son Prince, répandant son amour sur ses deux filles, sur sa famille, et même sur les enfants du village de Cabris à qui elle donne l’affection d’une grand-mère.
« Marie de Saint Exupéry, mère d’Antoine », signe-t-elle après sa disparition…
Victorieuse du temps qu’elle a si bien apprivoisé, et qui pourtant ne l’a guère épargnée, Marie de Saint-Exupéry continue de traverser les ans, prolongeant à l’infini sa relation avec son petit prince. Généreuse à l’excès, elle partage au monde entier l’œuvre de son fils tant aimé, donnant vie à l’une de leurs correspondances où Antoine lui confiait « qu’écrire, c’est aussi créer des liens d’être à être et de lieu à lieu. »
Oublieuse d’elle-même lorsqu’il s’agit de ses enfants ou des nombreux blessés auprès desquels elle s’est dévouée pendant les deux guerres mondiales, Marie de Saint-Exupéry prend soin également de cultiver les nombreux dons artistiques qu’elle a développés dès le plus jeune âge : musicienne, elle joue merveilleusement bien du piano. Poète également, elle est surtout une peintre talentueuse, exposant et vendant parfois des toiles dans des musées comme celui de Lyon. A qui lui demande « pourquoi la peinture ? », elle répond pudiquement : « c’est ma fenêtre ouverte sur ma vie ». Aux plus intimes, elle avouera tardivement que sa peinture est aussi la réalisation d’une promesse muette faite au grand amour de sa vie : « Vous pouvez être un grand peintre. Soyez-le pour l’amour de moi, en échange de notre sacrifice ! » lui avait demandé Bernard, avant de disparaître. Alors, elle le sera, pour lui, pour elle aussi, et pour ceux à qui elle offre si généreusement ses portraits et ses pastels.
Peu encline aux questions d’argent, Marie de Saint Exupéry se reposera d’abord sur son père, puis sur son frère, pour gérer le domaine dont elle héritera. Ses investissements hasardeux et les exigences souvent bien égoïstes d’Antoine la contraindront à vendre la plupart de ses biens, mais elle s’accommodera d’une existence plus modeste sans jamais s’en plaindre, convaincue que l’essentiel est ailleurs.
« L’étoile du Petit Prince » de Michèle Persane-Nastorg est une pépite de 300 pages où l’on traverse le XXème siècle aux côtés d’une héroïne du quotidien dont l’éclat n’a eu de cesse de faire briller les autres. Marie de Saint Exupéry fait partie de ces femmes accomplies et oublieuses d’elle-même, admirable illustration de ce paradoxe qui ressemble fort à notre quotidien d’équilibriste : être soi-même étincelante pour mieux faire rayonner les autres. En refermant la dernière page, se glisse un regret, celui de ne pas l’avoir rencontrée. Son dernier message résonne comme une invitation à poursuivre nos propres combats, l’Espérance chevillée au corps, l’Amour débordant du cœur. Ce mot d’ordre, si souvent prononcé tout au long de sa vie et qu’elle répétait quelques minutes encore avant que son cœur ne s’arrête de battre est une dernière recommandation : « Ne baissez jamais les bras » !