
Deux soeurs, deux reines injustement oubliées
Elles sont deux, deux sœurs dont le destin reste étroitement lié au cours des cinquante années de règne qui les voient briller à travers l’apogée du Moyen-âge. Très injustement, l’histoire les a presque oubliées, se souvenant de leurs époux dont les prénoms résonnent encore fortement de part et d’autre de la Manche : Henri III Plantagenêt et Louis IX sont encore cités dans les manuels d’histoire, (enfin j’ose espérer presque partout !) mais, dans le meilleur des cas, le nom de leurs épouses y est à peine mentionné, et pourtant….
D’une beauté légendaire qui dépasse leur époque pour aller jusqu’à Dante, Marguerite et Eléonore de Provence font l’admiration de leurs contemporains. Hagiographes et détracteurs s’accordent sur le charme des deux sœurs, qualifiées de « venustissimas », c’est-à-dire de « femmes parfaites » : à leur beauté physique, sont aussi associées une grâce et une intelligence du cœur et de l’esprit tout à fait exceptionnelles.
Une éducation et une instruction qui laissent songeur
Les deux sœurs grandissent au cœur des garrigues de Forcalquier et des oliviers de Provence. Aînées d’une fratrie de quatre filles, elles font la fierté de leur mère qui s’occupe de près de leur éducation et de leur instruction : Béatrice de Savoie est une autre femme remarquable dont la culture et l’intelligence politique impressionnent. D’une main plus ou moins invisible, cette digne héritière des maisons de Genève et de Savoie fait figure de référence politique pour ses deux filles et tout au long de sa vie, elle s’emploie à dénouer leurs destinées.
Contrairement aux idées reçues et malheureusement considérées comme certaines par nos contemporains, l’éducation et l’instruction des jeunes filles ne font plus débat au XIIIème siècle, en particulier dans l’aristocratie. A l’âge d’or de l’histoire médiévale française, les demoiselles de la noblesse sont souvent bien plus instruites que leurs frères, davantage occupés à l’apprentissage de la guerre.
Lettrées, Marguerite et Eléonore lisent et conversent aisément en latin ; elles maitrisent sans difficulté trois ou quatre langues, sont initiées dans l’art de gouverner une maison, et brodent merveilleusement. Eduquées pour mener leur vie dans la haute société des cours européennes, elles font honneur à leur lignée lors des cérémonies et des réceptions, excellant dans l’art de la conversation. Les deux sœurs apprennent aussi la musique, elles dansent, elles chassent au faucon, raffolent des jeux tels que les échecs, et se pressent pour écouter les troubadours et ménestrels de passage.
Réputées sages et vertueuses, elles n’en développent pas moins des caractères bien trempés : Marguerite fait preuve d’un tempérament doux et diplomate, défendant avec conviction et finesse ses intérêts. Sa cadette de deux ans, Eléonore a l’énergie et la force de caractère de son père : plus emportée que sa sœur, elle est aussi plus pragmatique et plus rancunière.
Des reines d’exception au destin étonnant
Au XIIIème siècle, l’enfance s’envole bien vite pour précipiter les princesses dans l’âge adulte à peine leurs douze ans révolus. Pour Marguerite, c’est déjà l’heure des tractations visant à lui assurer une position matrimoniale à la hauteur de son rang. Il faut près de deux ans pour s’accorder sur le choix de son époux et sur les conditions financières et patrimoniales qui sont au cœur de l’affaire : ses parents, la célèbre reine mère Blanche de Castille et même le pape négocient âprement, sans toutefois consulter les deux intéressés qui s’inclineront comme le veut la coutume. A quatorze ans, à peine, Marguerite quitte son beau soleil de Provence pour Sens, où Louis IX vient à sa rencontre. Si Marguerite est l’image même de la femme idéale, Louis IX correspond au modèle du héros courtois que chantent les troubadours. Les deux fiancés tombent sous le charme l’un de l’autre, et ce qui s’apparentait à une transaction politique et financière s’avère être aussi un grand mariage d’amour.
Lorsque c’est au tour d’Eléonore, elle fait figure de second choix pour le roi d’Angleterre qui peine à se marier ; les pourparlers mêlant également le saint Siège de Rome finissent par donner raison à Béatrice de Savoie : en janvier 1936, c’est une jeune fille assumant sa mission avec grâce et détermination qui s’avance dans la nef de Westminster à la rencontre d’un Henri III âgé de vingt-huit ans, éperdument épris de celle qui devient le même jour son épouse et reine d’Angleterre.
Généreux, amateur d’art et follement amoureux de la princesse de Provence, Henri III se montre un mari attentionné et le restera toute vie ; dotée d’une très vive intelligence, Eléonore s’adapte rapidement à la cour de celle qu’on nomme encore « la Perfide Albion ». Elle prend peu à peu une place essentielle dans la vie politique du pays, à tel point qu’elle provoquera à de nombreuses reprises la colère des barons et la rancœur d’un peuple que les guerres successives et les folles dépenses du couple royal ne vont pas épargner.
Deux femmes de pouvoir, deux visions politiques
Magistralement campées par Sophie Brouquet dans son ouvrage « Marguerite et Eléonore de Provence, sœurs et reines de France et d’Angleterre », (aux éditions Perrin) les deux femmes nous entrainent à travers un XIIIème siècle en plein bouleversements. A leur suite, nous découvrons les intrigues féodales, les influences des seigneurs européens qui, par le jeu des alliances et des batailles, construisent peu à peu notre héritage. La profonde affection qui unit les deux sœurs favorise aussi une paix durable entre les royaumes de France et d’Angleterre, dont leurs descendants victimes de la guerre de Cent Ans garderont une profonde nostalgie.
Si Marguerite reste longtemps dans l’ombre de son intraitable belle-mère, Blanche de Castille, Eléonore, au contraire, devient rapidement la conseillère privilégiée de son époux, lui faisant admettre dans son premier cercle de courtisans, ses proches parents, les princes de Savoie. Les deux sœurs règneront de façon bien différente, mais on leur reconnait un même dévouement pour leur époux, un amour sans borne pour leurs enfants, et une conscience aiguisée de leur responsabilité de reine.
Louis IX n’associera jamais totalement son épouse aux affaires du royaume, préférant l’emmener avec lui lors de la première croisade, et la soustraire ainsi à la dureté de sa mère. Lorsqu’il repart pour Tunis quelques années plus tard, il fait le choix de confier la régence à deux de ses proches conseillers, laissant ainsi à Marguerite le souci de l’éducation de leurs plus jeunes enfants et du bien être de son peuple.
A l’inverse, Eléonore s’investit et participe activement aux affaires de l’Etat ; elle se consacre à la gestion de ses terres offertes en douaire par son époux et qu’elle augmente au fil des batailles et des disgrâces des barons anglais. Lorsque ses fils grandissent, elle met ses pas dans ceux de sa mère, Béatrice de Savoie, pour les installer dans les royaumes voisins : elle n’y parvient pas toujours, mais sa détermination force l’admiration de tous, même de ses détracteurs. Lorsque son époux resté en Angleterre se bat pour conserver son trône, elle lève des fonds en terre de France, négocie des armées, plaide sa cause avec force auprès de son beau-frère Louis IX. Il lui sera reproché par les Anglais sa trop grande proximité avec le royaume de France et de Provence, mais il semble que la disgrâce dans laquelle elle tombe et sa réputation de « mauvaise reine », responsable de la guerre civile en Angleterre, soit injuste.
Le récit qui nous entraine à la découverte de ces deux femmes hors du commun est un pur moment de plaisir pour les amateurs d’histoire de l’Occident. Extrêmement bien documenté, s’appuyant sur des chroniques anciennes et des ouvrages plus contemporains au parti pris parfois contestable, il nous offre une promenade étonnante, (oserai-je dire parfois « décapante » ?) en compagnie de deux épouses passionnément amoureuses, deux mères au dévouement admirable, deux femmes exceptionnelles au destin riche d’enseignement.